Histoire et diplomatie/Storia e diplomazia


Le destin avorté du Montgenèvre
présenté le 26 février 2011 à l'Académie delphinale par
Jean-Pierre Martin

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Les déterminismes géographiques, les contraintes techniques, les pesanteurs historiques ne sont pas les facteurs les plus essentiels dans le développement et la hiérarchie des voies de communication alpines. Aucun axe alpin ne s'est organisé en fonction de ces seules considérations. Les contingences géologiques sont même si peu déterminantes que le passage du Cenis a adopté au moins trois itinéraires différents au cours de l'histoire, sans qu'on puisse identifier dans ces variations autre chose que de simples commodités circonstancielles. Et rien ne prédisposait le Mont Cenis à jouer le rôle essentiel qui est devenu le sien au fil des temps.
A contrario le Montgenèvre, favorisé à bien des égards par la nature, et qui bénéficiait par rapport à ses concurrents d'un incontestable privilège d'antériorité, a perdu dans les temps modernes sa prééminence, au point de devenir l'un des passages les moins parcourus des Alpes.
La fortune d'un col tient donc moins aux facilités qu'il offre naturellement, ou à la raideur de sa pente, qu’à à des considérations d'une autre nature, qui résultent des flux économiques générés ou escomptés, et de la volonté politique qui la sous-tend. Faute d'avoir su réunir ces conditions, le Genèvre risque fort de rester à l'écart des grands projets alpins, auxquels l'Europe élargie se trouve aujourd'hui confrontée.

Des atouts géographiques incontestables
À l’exception du col du Brenner, dont l’altitude ne dépasse pas 1370 mètres, le Briançonnais a l’intéressant privilège d’offrir au voyageur les deux passages les plus bas de la chaîne alpine, le col de l’Échelle (1766 mètres), et surtout le col de Montgenèvre (1854 mètres). Sur le versant français, on y accède par la longue vallée de la Durance laquelle, déroulant son cours de 250 kilomètres jusqu’en Avignon, est l’une des plus longues rivières des Alpes. La rareté des accidents géologiques en rend le parcours aisé ; tout au plus peut-on être retardé par le défilé de Mirabeau, ainsi que le verrou de l’Argentière.
Le col lui-même est une transfluence glaciaire en forme d’auge, orientée est-ouest, de cinq kilomètres de longueur, et dont seuls les rebords sont relativement abrupts. Son altitude modérée et son exposition le rendent rapidement libre de neige, facilitant son ouverture.
Le versant italien retombe très rapidement, puisque Oulx (1100 mètres) n’est qu’à 24 kilomètres de Briançon. Quant à Suse, à 500 mètres d’altitude, dominée par le puissant massif de Rochemelon (3538 mètres), elle matérialise l’une des plus fortes dénivelées des Alpes. C’est là, au Pas de Suse, que se situe le seul obstacle sérieux, et cet étranglement a porté pendant des siècles la frontière entre le Dauphiné et le Piémont. Enfin, au-delà de Suse, la vallée s’élargit sans encombre jusqu’à Turin, distant d’une vingtaine de kilomètres.
S'il n'est donc pas malaisé de se rendre d'Avignon à Turin, dès l'antiquité, tout autre est la route qui conduit de Grenoble au Genèvre. Au long de la Romanche puis, par delà le Lautaret, au fil de la Guisane, la nature a accumulé comme à dessein obstacles et difficultés. Entre Oisans d’un côté, Grandes Rousses et Galibier de l’autre, la voie engoncée entre ces immenses parois peine à se frayer un passage. La montée, notamment, de Bourg d’Oisans à La Grave, n’est qu’une longue succession de gorges et de défilés peu engageants, à l’image de la sinistre combe de Malleval, sous le plateau d’Emparis. Le col lui-même, culminant à 2058 mètres, est encore de nos jours de franchissement parfois délicat.
C’est cette petite route de l’Oisans qui constitue, au fil de l’histoire, le principal handicap du Montgenèvre.

Un col aux multiples toponymes
Indice certain de sa notoriété, donc de sa fréquentation, le col apparaît dès l'antiquité sous les noms les plus variés. Les termes les plus usités alors, Druentium, Matrona, Genevus, renvoient semble-t-il à une origine pré-romaine. Les Vases apollinaires datés de la fin du Ier ou du début du IIème siècle mentionnent le col sous des noms différents, Druentium, Gruentia, Druentio, qui sont aussi des variantes du nom qui désignait la Durance. Ces mêmes vases emploient un autre terme beaucoup plus général, Summas Alpes, désignant le point culminant de la route la plus usitée par les Romains.
La Table de Peutinger, véritable carte routière de l'empire romain réalisée au IIIème siècle, désigne le col sous le nom de "In Alpe Cottia" reprenant celui utilisé par Tacite (Histoires, I, 61).
Puis vient une nouvelle désignation au IIIème siècle, sous la plume d'Ammien Marcellin, dans son Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem; « inde ascendis Matronam » , où il explique qu'une patricienne romaine, une matrone, y aurait fait une chute. L'explication est plus simple: le culte des Matrones, divinités tutélaires celtes veillant sur les sources, était particulièrement en honneur dans les Alpes cottiennes. Ce culte a longtemps survécu, jusqu'à l'époque contemporaine parfois; ainsi les habitants de Cervières et Névache portaient vœux et prières au lac Noir et au lac Cristol.
Au Moyen Age, on trouve de nouvelles appellations, comme l'Alpe Dina, ou Mons Geminus qui apparaît dans la Chronique de la Novalaise au XIème siècle ; dans les cartulaires d'Oulx, datés de la fin du XIème, on parle de Mons Genevus, ou Mons Janus : le dieu aux deux visages était le gardien des portes ; or le Montgenèvre était aussi appelé "porte de l'Italie", "Ianus regni italici dici potest1" (Chronique de Novalèse). Quant à "Genev", il constitue probablement une racine préceltique, d'origine ligure, qui donnera son nom définitif au col.

La voie de l’Empire
Avant que le Genèvre ne devienne l'un des passages clés de l'empire romain, il résonna vers l'an -400 des pas des guerriers gaulois de Bellovèse, venus envahir la Cisalpine.
Mais c'est à partir de la conquête de l'Espagne, achevée en -133, puis la création de la Narbonnaise en -121, que la route de la Durance prit tout son intérêt. Il y avait désormais pour la République un prix essentiel à disposer d'une route sûre et rapide pour relier la capitale à ses provinces. D'autant que ses légions empruntent fréquemment cette route; en
-104, le général Optimus campe au Genèvre et y édifie un temple dédié à Jupiter ; ce temple sera ultérieurement consacré à Janus. Des vestiges en ont été exhumés en 1802, puis en 1881. En -77, c'est Pompée qui l'aurait utilisée pour aller vaincre Sertorius en Espagne; en
-61, le passage de César y est attesté, puisqu'il écrit qu'il rejoint le pays des Allobroges et des Ségusiaves, en prenant "au plus court à travers les Alpes" (BG, I, 10). Il refranchira le col en
-53.
L'événement décisif pour l'avenir du col est la pacification des Alpes par Auguste, et son alliance avec le roi Cottius. Celui-ci prend le titre de préfet de la province cottienne, qui garde son nom de royaume; son État s'étend vers la vallée de la Doire au delà de Suse, vers la Maurienne jusqu'à Saint-Jean, vers le Briançonnais, l'Embrunais, l'Ubaye et le Queyras. Sur l'injonction de l’empereur, il doit faire édifier des fortifications (clusurae) pour assurer la sûreté de la route, et la rendre carrossable. C'est celle que décrit Ammien Marcellin (XV, 10, 2), rendant justice à Cottius qui "construisit au prix de grands travaux des raccourcis commodes aux voyageurs.". Partant d'Augusta Taurinorum (Turin), la voie passe à Finibus/ad Fines (Avigliana), Segusio (Suse), ad Martis (Oulx), Gadaone/Gaesano (Césanne), Brigantione/Brigantio (Briançon) ; de là la route diverge vers Arles, où elle rejoint la voie domitienne, ou Vienne.
Après ces travaux, le col voit régulièrement le passage des armées romaines, celles de Vitellius allant combattre Othon en Italie en 69, celles de Vespasien pour mater les Gaulois révoltés l'année suivante, celles de Septime Sévère en 196-197, celles de Maximien vers l'Italie en 290; en 312, Constantin le Grand quitte Trèves pour Rome et emprunte le col pour assiéger Suse; en 353, c'est Constance qui le franchit pour aller écraser Magnence à Mons Seleucus ; Julien l'utilise en 355, puis Maxime en 387, avant que de 406 à 408, il ne livre l'accès de l'Italie aux armées barbares.
Mais si la vocation militaire du Montgenèvre s'affirme très tôt, sa fonction commerciale ne doit pas être négligée, même si ce trafic pacifique a laissé moins de traces. Les archives douanières d'Ad Fines et de Cularo laissent pressentir l'importance de ces échanges.

Le col des Dauphins
Pendant les temps troublés du haut Moyen Age, le Genèvre subit de plein fouet le déclin des échanges et l'effondrement de l'empire. Les envahisseurs s'y succèdent, Goths, Burgondes, Francs, Lombards, Sarrasins, Hongrois, qui pillent et dévastent la contrée. Faute d'entretien, la route se dégrade inexorablement.
Les principaux prédateurs sont les Sarrasins. Obligés de quitter Avignon après leur défaite contre Charles Martel, ils trouvent refuge dans les Alpes qu'ils écument jusqu'à la fin du Xème siècle. L’insécurité est telle dans les Alpes du Sud que le col tombe en désuétude, au profit du Mont Cenis privilégié par les carolingiens. En juillet 972, la prise en otage de l'abbé de Cluny, Saint Maïeul, immensément populaire, provoque une levée de boucliers contre les Maures, suscitant une véritable croisade intérieure. Guillaume, comte de Provence, en vient définitivement à bout, rétablissant la paix civile dans les Alpes.
Le tournant du millénaire est marqué par l'ascension de la lignée des comtes d'Albon, fondateurs d'un État alpin original. Vers 1040, ils devinrent princes du Briançonnais, vestige du royaume de Cottius, qui débordait outre-monts, vers Césanne dont ils prirent le titre de marquis, Oulx, Exilles, Château-Dauphin. La dynastie des Guigues, dont le quatrième rejeton sera le premier à porter le nom de dauphin, n'eut de cesse de relier ses possessions iséroises et briançonnaises, afin de s'assurer le contrôle de la totalité de l'axe du Genèvre. L'acquisition au XIIIème siècle, sous Guigues VII, de l'Embrunais et du Gapençais, soumettait aux dauphins la grande route d'Italie, qui contournait l'Oisans par le sud.
C'est de cette époque qu'il faut dater l'apparition de la République des Escartons, conséquence de la charte de 1343 (du verbe « escarter» répartir les impôts). On compte alors cinq Escartons: deux du côté français (Briançonnais et Queyras), trois du côté italien (Oulx, Cluson, Château-Dauphin). Cette construction politique originale, qu'on ne retrouve que dans les cantons suisses ou certaines provinces autrichiennes, donne aux communautés alpines une quasi-indépendance, et notamment l'abolition des droits féodaux, moyennant le versement au dauphin d'une somme de 12000 florins d'or. Les seules contraintes auxquelles étaient soumis les escartons consistaient en un service militaire, la garde des cols et passages (article 10), ainsi que l'entretien des routes et chemins (article 22). Il s'agissait là d'un enjeu capital pour la prospérité de la province, irriguée par l'important commerce transalpin qui s'était développé. En effet, l'installation des papes en Avignon, et l'émergence économique des cités italiennes, générèrent des courants d'échanges qui bénéficiaient largement à la voie durancienne.
Afin d'assurer les meilleures conditions aux voyageurs, un certain nombre de fondations sont établies, œuvres des Templiers ou des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, celle de Loches dans la combe de Malleval, l'hospice de la Madeleine au Lautaret, où l'on sonnait la cloche à la tombée du soir pour guider les voyageurs attardés, celles de La Salle et Saint-Chaffrey avant Briançon, celle de Montgenèvre. Sur le versant italien, on trouve des hôpitaux-hospices, tenus par des religieux, au pied du col de l'Échelle ainsi qu'à Oulx; plus bas, Suse accueille d'autres fondations. Le Transport du Dauphiné à la France en 1349 ne remet pas en cause la charte de 1343, et les communautés du Grand Escarton continueront à s'administrer dans une large autonomie jusqu'à la Révolution.

Les guerres d'Italie
Le destin du Genèvre va changer à partir de 1494, et les rêves italiens des Valois. Le 1er septembre, Charles VIII couche à Briançon avec une armée de 50000 hommes, avant de se répandre en Italie. L'année suivante, la même armée en grand désarroi, victime du mirage napolitain, se replie par le col.
Le Genèvre devient le passage obligé des désastreuses expéditions transalpines, et résonne des bruits de bottes et du charroi des canons. En 1515, le verrou du Pas de Suse étant solidement gardé par les Suisses, François Ier fait une diversion au Genèvre et dirige son imposante armée vers le col de Larche et le col Agnel, avant de remporter la victoire de Marignan.
Lors des luttes contre Charles Quint, Briançon se voit confirmer dans son rôle de ville militaire, et malgré ses efforts pour se faire "décharger de l'étape", doit accueillir fréquemment des hommes d'armes qui épuisent ses ressources et propagent des épidémies. On y héberge 15000 hommes en 1537 sous le connétable de Montmorency, qui part occuper le Piémont. Le 11 novembre, c'est François Ier qui passe le col derrière son armée.
A partir de 1562, ce sont les guerres de religion qui prennent le relais. Les protagonistes, au début, furent les Vaudois du Piémont d'un côté, ralliés à la Réforme, et les catholiques de Briançon avec à leur tête le capitaine la Cazette. En 1563, les Vaudois descendus du col prennent la ville, mais en sont promptement expulsés. Puis vinrent deux seigneurs de haut parage, Lesdiguières, chef des huguenots, et le duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier pour la Ligue. La Cazette, gouverneur d'Oulx, qui a partie liée avec les Savoyards, est éliminé par Lesdiguières en 1590, en prélude à la prise de Briançon pour le compte du Béarnais. En 1595, le 1er janvier, le "renard du Dauphiné" franchit le Genèvre avec une troupe où les milices briançonnaises tiennent une part substantielle, et parvient à reprendre Exilles au duc de Savoie. Il faut attendre 1601 et le traité de Lyon pour que le col abandonne provisoirement son rôle stratégique. Pourtant Lesdiguières, qui a franchit le col un nombre considérable de fois, va tenter de maintenir sa prééminence :
  "Car puisque le chemin du Mont Genèvre est le plus court et plus aisé (...) il n’y aurait point de raison de souffrir que les intérêts du roi fussent privés de l'utilité de ce passage et que ceux d'un prince étranger s'en prévalussent2.
En 1629, le bruit des armes secoue de nouveau la vallée. C'est Louis XIII en personne qui réplique à l'annexion du Montferrat par le vieux duc Charles-Emmanuel en forçant le Pas de Suse et se rendant maître de Pignerol, qui va nous rester plus d'un demi-siècle. Le soldat est si haï pour ses déprédations qu'en 1637, quand le feu ravage Monêtier, la foule manque de lyncher la compagnie de chevauxégers qui y casernait.
Les grands embrasements européens du règne de Louis XIV remettent le Genèvre en première ligne. Dans son zèle évangélique, le Roi Soleil décide d'extirper l'hérésie chez son voisin le duc de Savoie. Catinat, parti de Briançon, écume les vallées vaudoises en 1686, massacrant et pillant. La population rescapée est enfermée dans les geôles turinoises, une partie prenant le chemin de l'exil. Les Vaudois rejoignent en force leurs vallées en 1689, à l'occasion de la "Glorieuse Rentrée". En 1690, Catinat tente vainement de déloger les Vaudois de leur forteresse de La Balsille, avant de combattre le duc de Savoie, rallié à la Ligue d'Augsbourg. C'est ainsi qu'il s'empare de Suse, renforçant les défenses du Briançonnais. En 1692, c'est par le col de Larche et celui de Vars que l'armée de Victor-Amédée II déferle sur le haut Dauphiné, tandis que les Barbets3 de Schomberg envahissent le Queyras. Catinat dresse son camp au Montgenèvre, pour pouvoir surveiller simultanément Pignerol, le Queyras et la Durance. Après la prise de Gap et d'Embrun, l'offensive des Impériaux s'essouffle, et les habiles manœuvres de Catinat contraignent Victor-Amédée au repli.
L'interminable guerre de Succession d'Espagne se termine de manière désastreuse pour le Briançonnais. Le traité d'Utrecht du 11 avril 1713 abandonne en effet au duc de Savoie les trois escartons d'outre-monts, soit les trente deux communautés des vallées de Césanne, Oulx, Bardonnèche, Valcluson et Château-Dauphin. Militairement, la France perd son glacis piémontais, avec les forteresses d'Exilles, Fénestrelle et Château-Dauphin4. Plus grave encore pour le col du Genèvre, le Mont Cenis se fait attribuer le monopole du commerce franco-italien. Les princes de Turin, désormais maîtres du versant oriental du col, n'auront de cesse "d'appliquer au col dans lequel ils avaient toujours détesté un concurrent possible du Cenis un rigoureux système de clôture hermétique complété par la destruction des chemins sur le débouché oriental5 ."
Bien que la route fut plus courte (on gagnait cinq journées de marche par rapport à celle du Cenis), et que ses rampes étant moins accentuées, il n'était pas nécessaire de démonter les voitures ce qu'on faisait à Lanslebourg, le Genèvre connaît un profond déclin tout au long du XVIIIème siècle.
Briançon est désormais ville frontière, et sa situation stratégique lui permet de bénéficier d'un système fortifié sans égal jusque là dans les Alpes. C'est au marquis d'Asfeld, disciple éclairé de Vauban, qu'on doit les magnifiques sentinelles de pierre barrant les débouchés du Genèvre. Mais le passage, désormais privé d'intérêt commercial, ne conserve que sa seule vocation militaire. De 1742 à 1748, la guerre de Succession d'Autriche, toujours dirigée contre la Savoie et l'Autriche, redonne un nouveau lustre au Genèvre. Après la débâcle de l'Assiette (1747), c'est là qu'on recueille les milliers de blessés rescapés, qu'on dirige ensuite vers Briançon.

La Grande Nation6 et le Montgenèvre
Les succès de Bonaparte en Italie incitent les Haut Alpins à revendiquer officiellement les "vallées cédées" dont ils n'avaient jamais fait leur deuil7. Ce mémoire aux accents historiques invite également la puissance publique à relier ces territoires par une route digne de ce nom:
"Cette réunion faciliterait le rétablissement d'une grande route pour communiquer en Italie, ce qui favoriserait les relations commerciales qui existent entre ce pays et les départements méridionaux de la République. Cette route, toujours praticable pour les voitures, serait encore un grand moyen de vivification pour le département des Hautes-Alpes, dont le commerce est languissant et dont l'industrie a besoin d'être encouragée. (...) Les barrières de douane, rapprochées des anciennes limites, seraient d'une garde plus facile, la disposition des montagnes dans cette partie rendant impraticable tout autre passage que celui où la route est établie ; leur produit serait, d'ailleurs, plus considérable, au lieu qu'elles aggravent aujourd'hui la misère d'un pays malheureux, dont la population s'affaiblit de jour en jour8."
Le 16 floréal an VII (mai 1799), l'Armée d'Italie se replie en désordre, sous la poussée de Souvorov. Et les Russes menacent le Dauphiné. La cohorte des blessés et des convois d'artillerie franchit péniblement le col. Fort opportunément, le Tsar se retire de la coalition avant que l'irréparable ne soit commis. L'année suivante, si le gros de l'armée de Bonaparte franchit le Grand Saint-Bernard, le Premier consul envoie Moncey par le Saint-Gothard, Béthencourt par le Simplon, et Turreau par le Cenis et le Genèvre.
C'est à cette époque que se joue un duel sans merci entre le Mont Cenis et le Montgenèvre. Bonaparte est très préoccupé, légitimement, par les communications entre la France et l'Italie, cette dernière directement sous la menace autrichienne, et il mesure la nécessité stratégique d'un col à grand gabarit, praticable en toute saison, pour y acheminer du canon et la logistique. Initialement, l'idée du Premier consul est de faire du Simplon cette artère de la Grande Nation; un "chemin praticable par les canons", de Brigg à Domodossola, est décidé le 7 septembre 1800, "gage et garantie de la jonction franco-lombarde9 ". L'indépendance accordée au Valais en 1802 devait favoriser ce dessein. Mais la lenteur des travaux, ainsi que le peu de coopération des Milanais, inclinent Bonaparte à tracer un nouveau col en terre purement française. Deux lobbies s'affrontent sur ce projet:
- D'un côté, les élus savoyards qui, dans la session d'août 1800 du Conseil général du département du Mont Blanc, se plaignent amèrement de la déshérence du Mont Cenis depuis la Révolution: "de l'abandon systématique de ce passage pâtiraient, non moins que la Savoie, deux des principales villes de l'Europe occidentale, Lyon et Genève, l'une et l'autre places de commerce dont la prospérité se trouvait depuis longtemps liée à l'exploitation de la route par le col savoyard." . Fort habilement, le parti savoyard va amener dans son camp les influents soyeux et négociants lyonnais, acquis depuis toujours au Cenis.
- De l'autre côté, les hauts Alpins estiment que jamais les circonstances n'ont été aussi favorables. D'autant qu'ils bénéficient d'une alliance qui semble décisive, celle des militaires. Le général du génie Vallier de Lapeyrouse, directeur des fortifications des Hautes-Alpes, se fait l'ardent propagandiste du Genèvre. Il rallie à sa cause Brune, commandant l'armée d'Italie à Milan, mais aussi d'Abon, commandant le génie de l'armée d'Italie, et Chasseloup-Laubat, chargé par Bonaparte de réorganiser tout le système défensif des Alpes. Les plus favorables sont les artilleurs eux-mêmes, qui soulignent la proximité de Briançon, la ressource en bêtes de trait et en main-d'œuvre, et la facilité de la descente vers l'Italie:
"Les ingénieurs militaires ne trouvent pas les rampes de cette route (du Genèvre) trop forte parce que les chevaux pour doubler et les hommes pour pousser à la roue ne manquent jamais au moyen des réquisitions que l'on exerce sur les communes environnantes10 "
Autre allié de poids, le ministre de la Guerre lui-même, Kellermann, ancien commandant de l'Armée des Alpes, et qui propose à Bonaparte au printemps 1801 d'affecter des fonds pour la création de la route du Genèvre. Au début, le Premier consul paraît incliner pour cette voie :
"La route du Mont Genèvre doit être carrossable, elle peut suppléer pendant longtemps à celle du Mont Cenis11."
"On m'a fait le rapport sur le Cenis, mais ne serait-il pas convenable de finir le Genèvre avant de faire le Cenis? En entreprenant trop, l'on met beaucoup de lenteur à en finir, et il est cependant indispensable d'avoir le plus promptement possible, entre la France et le Piémont, une communication telle qu'il ne faille pas dételer12 ."
C'est alors qu'intervient un nouvel acteur, le très influent préfet de l'Isère Joseph Fourier, qui entre en campagne non seulement pour le Genèvre, mais surtout, cohérence oblige, pour l'ouverture de la route de la Romanche. Il fait voter en mai 1803 une contribution de 500000 francs par le Conseil général pour l'aménagement de cette route, et adresse à Chaptal, ministre de l'Intérieur, un "Mémoire sur la route d'Italie par Grenoble, le Lautaret". Dans une lettre de juillet 1803 adressé au ministre Rolland, conscient que le temps presse, il écrit: "Il convient donc de dresser toutes les batteries possibles d'ici l'hiver prochain pour enlever cette route. "
Car un obstacle majeur se profile désormais pour l'achèvement d'un projet qui paraissait acquis. Il s'agit du très puissant Directeur des Ponts et Chaussées Cretet.
Savoyard de Pont-de-Beauvoisin, ville qui a lié sa fortune au contrôle des courants commerciaux entre Lyon et l'Italie, il mesure toute l'importance des enjeux, à l'heure où la France redessine la carte de l'Europe. Sans jamais affronter Bonaparte, il déploie des trésors d'ingéniosité et de duplicité pour favoriser le Cenis au détriment du Genèvre. Tout en paraissant s'impliquer sans restriction dans les travaux du col briançonnais, qu'il confie à l'inspecteur général Rolland, ingénieur de grand mérite, il fait pousser l'aménagement du Cenis, sous couvert du général Menou. Par des manœuvres administratives dilatoires, il retarde discrètement l'ouverture du chantier du Genèvre.
Il va même jusqu'à favoriser les dissensions entre hauts Alpins, les Gapençais considérant d'un très mauvais œil la route de l'Oisans, et accusant les Grenoblois de les priver d'une ressource traditionnelle. Il envenime la rivalité entre Ladoucette, préfet des Hautes-Alpes, et Fourier, qui revendique la direction des opérations. Il mesure chichement deniers et ingénieurs, cherchant à gagner du temps.
L'occasion, il sait la créer au printemps 1805, quand il incite l'Empereur à se rendre en Italie, où l'on redoutait une offensive autrichienne, par la route du Cenis, le faisant accompagner par deux de ses adjoints. Napoléon est convaincu, et sa couronne de roi d'Italie n'y est pas étrangère, que c'est au Cenis de devenir désormais la voie maîtresse des relations franco-italiennes. Il multiplie directives et injonctions :
"Rien n'est plus important comme ce morceau de route (de Chambéry à Lanslebourg) (...) de tous les chemins ou routes, ceux qui tendent à réunir la France et l’Italie sont les plus politiques13 ."
Les Briançonnais vont tout tenter pour préserver leurs intérêts; ainsi verra-t-on la population toute entière se mobiliser. "1700 hommes armés de pelles, de pioches et d'autres outils, précédés de tambours, arrivent sur le tracé; MM. les maires en tête14 ."
Fourier met la main en 1804 sur les études préparatoires de l'ingénieur Dausse, consacrées à la grande route de la Romanche, et tente de les concrétiser. Mais il est trop tard, le Genèvre vient de laisser passer une chance historique, et peut-être la dernière. Il va rester une route secondaire, à usage militaire et de commerce local. Certes dès 1807 la route est rendue carrossable, mais faute de prolongement vers Grenoble, elle ne peut prétendre capter un trafic à la mesure de ses ambitions. Le destin du Montgenèvre est désormais scellé.

Un col pour l'histoire
Faute de vocation commerciale, le Genèvre conserve un intérêt militaire considérable, puis l'explosion du tourisme hivernal lui donnera de nouvelles ambitions.
Cahin-caha, par petites touches, la route Grenoble-Briançon s'aménage au fil du XIXème siècle. En 1856, l'ouverture de deux tunnels et le classement de la piste en route nationale, RN 91, représente l'aboutissement du projet de Joseph Fourier. Le désenclavement se poursuit, avec l'arrivée du chemin de fer à Briançon en 1884, et le percement du tunnel du Galibier en 1891, qui ouvre l'axe vers la Maurienne. Un événement géopolitique fige pour des lustres le destin du col, c'est l'émergence de l'Italie comme puissance européenne, et dont l'hostilité à la France conduit notre nation à se garder sur la frontière des Alpes. Or l'état-major français est particulièrement, et légitimement attentif à la menace que représente le Genèvre, d'autant que le saillant de Bardonnèche permet de contourner aisément le col par l'Échelle et la Clarée. Après le système fortifié érigé sous Louis XV, et celui de la monarchie de Juillet, la troisième République fournit un effort considérable pour verrouiller les accès du Briançonnais. A partir de 1876, sous l'impulsion du général Séré de Rivières, sont édifiés l'Infernet et la Croix de Bretagne, puis les forts de l'Olive et du Granon, à partir de 1881 ; on complétera ensuite le système défensif avec la Grande Maye, les Gondrans, le Janus et l'Enlon.
De leur côté les Italiens, qui bénéficient bien souvent de positions dominantes, dressent des ouvrages menaçants, dont le plus redoutable est le fort du Chaberton, le "fort des nuages", juché à 3135 mètres d'altitude immédiatement au nord du Genèvre, et dont les huit tourelles de 149 mm menacent tout le bassin de Briançon. Sa destruction, le 21 juin 1940, donnera lieu à l'un des plus insolites duels d'artillerie de l'histoire. La 6e batterie du 154e RAP, armée de mortiers Schneider de 280 mm, aura raison en quelques salves d'un fort qui paraissait indestructible.
Deuxième capitale militaire des Alpes, Briançon est aussi aux origines du ski en France. C'est là en effet, au sein du 159e régiment d’infanterie alpine, qu’est organisée en 1904 la première école de ski ; et c’est sur les pentes du Montgenèvre que se déroule en 1907 le premier Concours international de ski, ancêtre des Jeux olympiques d’hiver. C’est également là qu’est installé en 1936 l’un des tous premiers remonte-pentes. La station, il est vrai, était fréquentée par le Gotha parisien de l’époque.

Le futur des cols, pas plus que celui des hommes, n'est tracé par avance. Les contingences sont beaucoup moins déterminantes que la volonté politique et les besoins économiques en matière de développement des passages alpins. Le handicap, sans doute insurmontable, du Genèvre, est de ne pas relier de pôles économiques majeurs. En 2005, quarante-cinq  millions de tonnes de marchandise ont traversé les Alpes par la route, entre France et Italie, dont vingt millions par le tunnel du Fréjus, dix-huit millions par Vintimille, sept millions par le tunnel du Mont-Blanc, et moins d’un million par le col du Montgenèvre. La voie de la Durance est largement ignorée des stratégies européennes. L'accord franco-italien, signé à Turin, n'a retenu que le projet gigantesque du TGV Lyon-Turin, prévu à l'horizon 2020. Lieu de passage historique de l'arc méditerranéen et liée de tout temps au Piémont et à l'Italie, la Provence a besoin de voies de communication modernes permettant de développer les échanges avec l’autre versant des Alpes provençales. Cela passerait notamment par la réalisation d’un tunnel ferroviaire sous le col de Montgenèvre, maillon indispensable de l’axe naturel et historique du Val de Durance. Ce projet, qui devrait s’accompagner d’une électrification des voies ferrées, serait réalisable en cinq ans et son coût, de l’ordre d’un milliard trois cents millions d’euros, est sans commune mesure avec celui du Lyon-Turin (douze milliards d’euros). Mais il est sans doute déjà bien tard.

 Jean-Pierre Martin


Notes
 1-
Le Janus était dit porte du royaume d’Italie.
 2- Actes et correspondances du connétable de Lesdiguières, éd. Douglas et Roman, Grenoble, 1873.
 3- Barbets : autre nom pour les Vaudois.
 4- Pignerol avait été rétrocédé à la Savoie en 1697.
 5- Marcel Blanchard, Les routes des Alpes occidentales à l’époque napoléonienne (1796-1815) ; Imprimerie J. Allier, Grenoble, 1920.
 6- C'est sous cette appellation que les « patriotes» désignaient la France en pleine expansion de la Révolution, qui intégrait sans cesse de nouveaux territoires : le Vaucluse en 1790, la Savoie (département du Mont Blanc) et Nice (Alpes-Maritimes) en 1792, le département du Mont Terrible, ex-évêché de Bâle, en 1794, neuf nouveaux départements issus de la conquête de la Belgique et la Hollande en 1796, les quatre départements formés à partir de la rive gauche du Rhin en 1798, Genève, devenu la même année département du Léman, ainsi que les « républiques sœurs » de Hollande, et surtout d'Italie : la République cisalpine en 1797, la République ligurienne la même année, sans omettre le Piémont, qui est purement et simplement annexé en 1802. En 1810, la France comptait 130 départements.
 7- Pétitions des administrations municipales de l'arrondissement de Briançon ... tendant à la réunion à la France des vallées cédées en 1713 par le traité d'Utrecht, 22 prairial an V.
 8- Ibidem
 9- Marcel Blanchard, op. cit., p 71.
10- Rapport Lingie du 1er prairial an IX, AD05, série S, dossier de la route N° 94.
11- Correspondances VIII, N° 6735 19 germinal an IX, lettre à Menou, administrateur général à Turin.
12- Correspondances VIII, N° 6735, 22 floréal an IX.
13- A Champagny, le 13 mai 1805 ; Correspondances, X, 8723.
14- Palluel-Guillard, Le Consulat et l’aménagement des cols alpins, Revue de l’Institut Napoléon.

Bibliographie sommaire
Actes et correspondances du connétable de Lesdiguières
Cte Douglas et J. Roman, Grenoble, 1873.
La construction de la route du Lautaret
André Allix, Les Études rhodaniennes Vol. 5 n°2-4, pp 273-292, 1929.
Les routes des Alpes occidentales à l’époque napoléonienne (1796-1815)
Marcel Blanchard (thèse, Paris), imprimerie J. Allier, Grenoble, 1920.
Correspondances de Napoléon 1er
ed H. Plon, J. Dumaine, 1861.
Le Consulat et l’aménagement des cols alpins
André Palluel-Guillard, Revue de l’Institut Napoléon n° 3, 1969.